Il y a toujours un reporter
Le 14 juillet 1789 vu par Ferdinand Denis, Comte de
Crécy, député de la noblesse aux Etats Généraux.
Ferdinand Denis de Crécy était par sa femme
Alexandrine Dubois de Bourg, la descendante d'une branche de la fameuse
famille de Montmorency et par sa mère Victoire Aimée de Mornay, un
gros propriétaire en Picardie. Il résidait à Abbeville. Militaire de
carrière il avait acquis assez de réputation auprès de ses pairs pour
être désigné comme représentant aux Etats Généraux de 1789, bien
vite transformés en Assemblée Nationale. Généreux et sincère, il
appartenait au clan des nobles libéraux acquis aux idées nouvelles.
L'un des chefs de ce clan était le brillant orateur Stanislas de
Clermont-Tonnerre dont la femme Delphine de Sorans était la petite
fille de Gabrielle de Crécy, marquise de Sorans. Ferdinand Denis de Crécy
était donc devenu l'oncle à la mode de Bretagne de Stanislas de
Clermont-Tonnerre, avant d'être son compagnon politique. Il ne pouvait
deviner les excès auxquels se porterait la Révolution et fut
d'ailleurs le premier à réprouver émeutes et violences. Le premier
grand mouvement populaire, celui du 14 juillet 1789 lui posa un cas de
conscience douloureux et, réaction naturelle, c'est la cabale et
l'incompréhension des conservateurs à tous crins qu'il rend
responsables. Le prétexte à l'agitation du 14 juillet fut le renvoi du
ministre Necker alors fort populaire, renvoi que l'on crû prélude à
un coup de force de la Cour contre le peuple et l'Assemblée.
Mais laissons-lui la parole.
Versailles 2
heures après Minuit
15 juillet 1789
Quoique je me
porte bien, ma chère Amie, je n'en ai pas moins le cœur serré,
l'esprit inquiet sur tous les événements qui se sont succédés depuis
samedi dernier jusqu'à ce moment deux heures, et qui me font craindre
en même temps pour toutes les villes et provinces du Royaume tous les malheurs possibles.
Ce Royaume
est bien malheureux d'avoir eu des gens aussi mal intentionnés, une
cabale aussi perfide, des ministres aussi pervers, aussi imprudents qui
ont sacrifié l'intérêt public à leur ambition.
Il faut
reprendre les choses de plus haut.
Monsieur
Necker reçut samedi dernier, par Monsieur de la LUZERNE, une lettre du
Roy qui lui marquait que, lui ayant plusieurs fois offert sa démission,
les circonstances la lui faisant adopter, et qu'il l'invitait à se
retirer hors du royaume; il lui fit ajouter de bouche par monsieur de la
LUZERNE qu'il comptait sur sa prudence pour se retirer de manière qu'il
n'en puisse arriver d'éclats qui pouvaient être fâcheux à la
tranquillité publique.
M. Necker
avait reçu cette lettre le matin, il ne la communique à personne,
donne à dîner à son ordinaire, fit mettre ses chevaux à trois heures
du soir et partit avec sa femme en disant à ses amis qu'il allait
coucher à sa maison de saint-Ouen. Arrivé à saint-Ouen il a pris,
dit-on, la route d'Hambourg.
Cette
nouvelle ne fut sue à Versailles que le dimanche matin vers 9 heures.
MM. De la Luzerne, Montmarin, St Priest donnèrent leur démission le même
jour; ils furent aussitôt remplacés par le baron de Breteuil sous le
nom de chef du conseil des finances, M. Foulon sous contrôleur général,
le maréchal de Broglie généralissime et ministre de la guerre, M. le
Duc de la Vauguyon ministre des affaires étrangères et (…) ministre
de la marine, tous gens dévoués à la cabale et qui sont les conseillés
de toute l'intrigue qui a conduit à cette cruelle infamie. On avait
fait venir beaucoup de troupes de tous les environs. Il y avait un camp
de quatre régiments auprès de Paris, des troupes et des canons sur
tous les passages de Versailles, enfin tout l'appareil de la guerre.
A peine la
nouvelle du renvoi de M. Necker fut sue à Paris que la populace se
porta à tous les excès. La plupart de Gardes françaises et suisses se
portèrent avec la populace et furent en défection. Les régiments de
Vintimille et de Provence qui étaient à St Denis ne peuvent être
contenus par leurs officiers, enfin, il était à craindre que Paris ne
fut pillé et bientôt en feu. Les électeurs
de Paris se rendirent à l'hôtel de Ville pour tâcher d'amener la
paix; ils sentaient qu'ils ne pouvaient avoir de tranquillité qu'au cas
où les troupes fussent retirées parce que le peuple et même les honnêtes
gens étaient persuadés que toutes ces troupes avaient été placées
à Versailles, à Paris et au Champ de Mars pour empêcher les troubles
qui s'en serait suivis à cause de le dissolution des Etats Généraux
qu'on croyait que les nouveaux ministres désignés par la cabale
avaient envie de renvoyer. Les Etats
furent informés aussitôt de ces troubles et prirent sur le champ un
arrêté par lequel ils prièrent le Roy de retirer ses troupes, comme
le seul moyen d'amener la paix. On lui envoya aussitôt une Députation
pour le prier d'établir une Milice Bourgeoise en retirant ses troupes.
Il répondit par le conseil de ses perfides ministres qu'il retirerait
ses troupes qu'aussitôt que la tranquillité serait rétablie, mais
qu'elles étaient nécessaires à la sûreté publique. L'Hôtel de
Ville et les Electeurs de Paris nous envoyèrent une Députation lundi
à ce même effet et surtout pour pouvoir établir une Milice Bourgeoise
avec l'autorisation du Roy parce que les honnêtes gens voulaient empêcher
le pillage de Paris. La dessus les
Etats firent une autre Députation au Roy qui répondit toujours la même
chose. Ce que vu par les Electeurs de Paris ils l'ont établi eux-mêmes
et y ont incorporé les Gardes françaises et suisses, soldats, cavalier
et dragons qui étaient en défection. Les troupes qui étaient au Champ
de Mars étaient prêtes aussi à tomber dans la même défection. Si le Roy
avait encore voulu, il aurait pu se servir de son autorité pour l'établissement
de cette Milice Bourgeoise et, par là, avoir au moins l'air que cela se
faisait sous son autorité. Enfin, le peuple s'arma de tout ce qu'il
trouva, de fusils, de lances, d'épées, pistolets et couteaux de
chasse. En quittant
les "fournissours", il mit le feu à toutes barrières des
"commis de fermes", et les chassèrent. Cependant
cette milice bourgeoise sembla calmer et rétablir la tranquillité.
Mais, par maladresse ou par bêtise, ou plutôt par "atrocité",
un escadron de hussards étant entré dans Paris, le peuple ne connut
plus de frein. Il se porte aux Invalides, force l'hôtel, s'empare des
armes et des canons qui y étaient, ainsi que de toutes les munitions de
guerre. Cette opération s'est faite le matin du quatorze. Cela arma
plus de quatre vingt mille hommes. Pendant ce
temps, les échevins et les électeurs étaient à l'Hôtel de Ville
pour tâcher de faire suivre quelques ordres. Mais cela n'était pas
possible. Cependant, il n'y a pas eu de pillage, car deux bandits ayant
fait un vol, ils les amenèrent à l'Hôtel de Ville, exigèrent qu'on
fit leur procès sur le champ et les firent pendre. Mais voici la
plus grande catastrophe : ils se portèrent au nombre de vingt milles
hommes à la Bastille, demandant à parler au gouverneur qui fit entrer
par le guichet une cinquantaine d'entre eux. A peine
furent-ils entrés qu'il a eu la lâcheté et la fourberie de faire
tirer sur eux, ce que, vu par eux, ils firent amener du canon, le braquèrent
contre la porte, l'entourèrent et forcèrent enfin la Bastille. Ils
firent prisonniers le invalides qui les gardaient ainsi que Monsieur de
Launay, gouverneur et Monsieur du Puget, Major. Ils les menèrent à l
à l'Hôtel de Ville, leur firent faire leur procès et leur ont coupé
la tête qui fut mise au bout des piques et portées par toute la ville;
ils empêchaient toute personne de sortir à moins d'un passeport qui
n'est donné qu'aux députés qui peuvent y être pour leurs affaires.
Ils ont intercepté un courrier porteur d'ordre. Les Etats,
voyant que les ministres empêchaient le Roy de prendre les moyens de
paix les seuls efficaces en ce moment, ont fait un arrêté par lequel
ils les rendent responsables des événements. Cet arrêté a été porté
au Roy qui, voyant cependant qu'il était nécessaire de retirer ses
troupes, leur a ordonné de se retirer. Voilà où en
sont les choses dans ce moment. Je crains bien que ces nouvelles, portées
dans les provinces, n'y mettent le trouble, et qu'il n'en arrive autant
dans les grandes villes. Adieu, ma très
chère amie. Je t'embrasse, et nos enfants et mes sœurs de tout mon cœur.
J'ai bien peur que ma sœur qui est à Paris ne tombe malade de tous ces
cruels événements.
Ferdinand
Denis
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